Des esclaves pour produire nos crevettes : tout le modèle du low-cost est à revoir


Des hommes maintenus en esclavage pour fournir en crevettes des groupes de supermarchés. Les récentes révélations du « Guardian » ont fait grand bruit. Après l’affaire de la viande de cheval, la sous-traitance est de nouveau mise en cause. Comment éviter ça ?

Après le drame du Rana Plaza l’année dernière, les lasagnes au cheval de Findus ou les tartes au chocolat d’Ikea, les révélations cette semaine de « The Guardian » sur le recours à l’esclavage par CP Foods, entreprise thaïlandaise qui fournit en crevettes notamment les enseignes Carrefour, Tesco, Walmart, Aldi, Costco, vont-elles modifier les pratiques d’achat des grands donneurs d’ordre ?

L’agroalimentaire dans une impasse
Si toutes les enseignes concernées ont dénoncé les pratiques de CP Foods, en tirent-elles les enseignements qui s’imposent ? Le reportage du « Guardian » et les réactions des enseignes sont édifiantes. Carrefour indique qu’un audit social ne révélant rien d’anormal avait été effectué en juillet 2013 dans l’usine de CP Foods qui l’approvisionne.

Le représentant de CP Foods fait savoir dans le reportage qu’il regrette mais que rien ne changera si les conditions commerciales n’évoluent pas… Comment sortir de cette impasse ?

Une chose est sûre, se limiter à des procédure d’audits des fournisseurs de rang 1 n’est plus suffisant. Dans le cas du Rana Plaza comme dans ce nouveau scandale des audits ont bien été menés. Nous voyons les résultats.

Engager des audits plus approfondis
Si le drame du Rana Plaza et celui de CP Foods résultent du laxisme des autorités publiques des pays de production à la gouvernance perfectible, ils ont mis en évidence que les donneurs d’ordre doivent étendre leur vigilance au-delà de leurs fournisseurs et sous-traitants de rang 1. Ils se doivent de connaître les autres acteurs de la chaîne et établir des relations contractuelles durables.

Le défi est de taille. Il s’agit d’organiser une traçabilité sociale et environnementale de leurs approvisionnements et faire preuve de transparence sur les risques et avancées, le tout en lien avec leurs parties prenantes.

C’est ce qui est à l’œuvre depuis quelques mois en application de l’accord du 13 mai 2013 sur la sécurité incendie et la sécurité des bâtiments au Bangladesh, signé par :

– plus de 150 marques de 20 pays, parmi lesquelles H&M, Primark, Prenatal, Esprit, Marks and Spencer, Mango, G-Star, Camaieu etc.
– deux syndicats internationaux (IndustriALL et UNI),
– des syndicats locaux
– plusieurs ONG (Clean Clothes Campaign, etc.) et le tout sous l’égide de l’OIT.

Les donneurs d’ordre devraient s’inspirer des propositions issues du rapport du Point de Contact National français de l’OCDE réalisé à la demande du ministère du Commerce extérieur et publié en décembre 2013. Dédiées au secteur textile qui s’en est déjà emparé, elles sont conçues pour être transposables à toutes les filières.

Le ministère du Redressement productif y porte d’ailleurs un certain intérêt.

Il faut revoir le modèle économique du low-cost
Cela signifie concrètement aller plus loin qu’une clause éthique dans les conditions générales d’achat.

Accorder des délais de livraison raisonnables, ne plus faire peser l’intégralité du coût des audits sur les fournisseurs, harmoniser les méthodes et mutualiser leurs coûts avec les autres donneurs d’ordre, leur accorder des marges adaptées, s’engager sur des contrats de plus longue durée leur permettant de mener leur activité dans de bonnes conditions, pour éviter de recourir à la sous-traitance sauvage, etc.

Bref, revoir le modèle économique du low-cost et en faire la pédagogie auprès des consommateurs.

Les consommateurs ne resteront pas passifs
Ne pas prendre au sérieux cette nouvelle crise, c’est pour les entreprises concernées par les chaines d’approvisionnement complexes dans les pays à gouvernance perfectible, courir de nombreux risques juridiques, sociétaux liés au nouvel activisme normatif et digital.

L’atteinte à l’image des grandes enseignes donneuses d’ordre comme Nestlé sur l’huile de palme, Levis sur le recours à des produits toxiques ou encore Picard sur la viande de cheval n’est-elle pas suffisante ? Faut-il attendre les premières class actions à la française prévues par la loi Hamon, ou encore des condamnations pénales pour recours à l’esclavage comme le prévoit la loi adoptée par la France en juillet 2013 ?

Les entreprises françaises, telles que Vinci, qui travaillent au Qatar, notamment sur la préparation de la Coupe du monde de football devraient d’ailleurs s’en inquiéter.

Les entreprises les plus concernées seraient bien inspirées de ne pas parier sur la passivité des consommateurs. Ce serait sous-estimer le nouvel « homo éthicus numericus » qui souhaite que les marques étrangères respectent les mêmes règles éthiques que les marques européennes.

Ce serait aussi s’exposer à l’action de parties prenantes attentives qui mobilisent d’ores et déjà les outils juridiques à disposition, à l’instar d’Auchan qui fait l’objet d’une enquête préliminaire ouverte le mois dernier pour pratique commerciale trompeuse, suite à la découverte d’une de ses étiquettes sous les décombres du Rana Plaza.

Yann Queinnec


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