Quand la cybersolidarité est mobilisée pour peser sur les pratiques sociales des entreprises


Interview de Pierre-Samuel Guedj pour Planet Labor – En février dernier, la griffe italienne Benetton s’est engagée à participer au fonds d’indemnisation des victimes du Rana Plaza (v. dépêche n° 8912). Une volte-face de dernière minute obtenue grâce au million de signatures recueillies par le site de cybermilitantisme Avaaz. Avec l’avènement des sites de pétitions en ligne comme ce dernier ou encore Change.org, des batailles autrefois purement syndicales se retrouvent désormais boostées par des millions de signatures citoyennes. Loin de critiquer cette évolution, les syndicats y voient de nouvelles possibilités de campagnes. Mais pour les entreprises, ces mobilisations citoyennes représentent un nouveau levier pour atteindre leur réputation…

Ce type de pétition est de plus en plus courant, y compris dans l’univers des entreprises, à l’heure où les espaces de mobilisation sont devenus virtuels et permettent à des millions de personne de s’engager en quelques clics sur des sujets précis pour lesquels elles n’auraient pas forcément signé quoi que ce soit dans le monde réel.

LabourStart, plateforme privilégiée des syndicats. Loin d’être en retard sur la question, les syndicats utilisent déjà depuis quelques années la plateforme spécialiste des combats syndicaux LabourStart.org, qui leur permet de récolter le soutien de milliers de syndicalistes dans le monde, y compris sur des sujets pointus. « Par exemple, nous avons lancé une campagne sur LabourStart contre la fusion des cimentiers Lafarge et Holcim. Nous savons très bien qu’Avaaz ne serait pas intéressé par ce thème trop spécifique, explique Adam Lee, directeur des campagnes du syndicat mondial de l’industrie, IndustriAll Global Union. Notre travail est donc désormais de faire un choix entre les différentes options que l’on peut prendre pour une campagne. Bien sûr, quand Avaaz choisit de relayer un de nos combats – car ce sont eux qui vous choisissent – nous sommes toujours d’accord car atteindre le million de signatures nous intéresse forcément ! En fait pour nous, l’enjeu de cette évolution est surtout de trouver comment en tirer un avantage. Je n’ai par contre jamais entendu quelqu’un considérer ces sites comme une menace pour les syndicats».

Un combat de fond différent. Même son de cloche du côté de Mike Sunderland, directeur adjoint de la communication de la fédération syndicale UNI Global Union. « Il y a un espace pour les deux, syndicats et sites de cybermobilisation. Ces sites nous prouvent néanmoins que nous devons trouver de nouvelles façons de coordonner nos compétences numériques afin d’avoir autant d’influence. Même si le virtuel n’est pas notre raison d’être. Il faut d’ailleurs voir si ce type de mobilisation tiendra sur le long terme. Peut-être que le mail ne sera plus central dans dix ans alors que la rencontre face à face ne sera jamais obsolète », assure-t- il. Mike Sunderland semble étonné qu’on l’interroge sur l’éventuel risque de voir les syndicats affaiblis par la popularité de ces sites. Au Brésil, les vendeuses de rue «baianas» ont par exemple obtenu des droits avant la dernière Coupe du Monde de football sans se syndiquer, juste via une mobilisation et une pétition sur Change.org. Et la question se pose désormais : qui fait aujourd’hui le plus peur aux entreprises ou décideurs, les sites solidaires ou les syndicats ? «Qui fait le plus peur ? Cela dépend du pouvoir d’un syndicat dans une entreprise et cela dépend aussi de ce que l’on défend, répond Mike Sunderland. Les syndicats demeurent quand même les plus grands groupes de campagnes dans le monde mais encore faut-il qu’ils trouvent comment coordonner ces millions de syndicalistes comme savent le faire ces sites de campagnes… Au final, je dirais que les syndicats et les sites de cybermobilisation ne demandent pas la même chose. Par exemple, sur la question des conditions de travail au Bangladesh, nous obtenons des rencontres avec des dirigeants et nous négocions. Même si le pouvoir d’un million de signatures est énorme, les groupes de campagnes virtuelles ont peu de chance d’avoir ce type d’influence ».

Une menace protéiforme. Le fait que ces sites participatifs n’aient pas pour objectif de négocier est justement une nouveauté qui perturbe considérablement les entreprises. « La mobilisation syndicale est très codifiée. Le syndicat est un partenaire avec qui l’entreprise a un lien. Des règles de dialogue social sont établies et institutionnalisées. Dans les mouvements virtuels, il n’y a pas d’interlocuteur et rien n’est institutionnalisé. N’importe quel acteur peut lancer une pétition», souligne Pierre-Samuel Guedj, président d’Affectio Mutandi, agence conseil en stratégies sociétale, normative et réputationnelle. «Ce sont donc de nouvelles formes de pression, qui comportent un véritable risque réputationnel d’autant que le digital est exponentiel. L’attaque est protéiforme, elle vient d’une diversité d’acteurs, y compris le quidam. On ne sait pas quelle forme et quelle ampleur elle va avoir au final».

Un mot d’ordre : anticiper. La seule arme face à tant d’incertitude serait du coup l’anticipation. Un parti pris par le géant alimentaire suisse Nestlé qui a considérablement souffert en 2010 d’une vidéo choc de l’ONG Greenpeace dénonçant l’utilisation de l’huile de palme et ses conséquences dramatiques pour les orangs-outangs. Le groupe a depuis engagé une équipe de spécialistes du virtuel qui traquent jour et nuit les éventuels bad buzz sur la toile. «Il faut faire un travail de monitoring et de surveillance. On peut anticiper ces risques en analysant les évolutions digitales, en suivant quelles sont les nouvelles applications, les nouveaux moyens qui pourraient amener un conflit… conseille Pierre-Samuel Guedj. En Afrique, il existe par exemple des applications anonymes qui permettent de faire de l’alerting sur la corruption, c’est-à-dire que quelqu’un a la possibilité de dénoncer immédiatement une entreprise de façon anonyme. Les entreprises européennes travaillant là-bas doivent le savoir. Un autre point important est de connaître les acteurs qui pourraient s’opposer à nous et leurs capacités créatives. Il faut prendre connaissance de leurs attentes, éventuellement engager un dialogue avec eux afin de faire des choix d’anticipation. C’est un virage à prendre maintenant. Et pour cela, il faut bien comprendre qu’il y a eu un renforcement de l’exigence sur le plan éthique et une dynamique de transparence portée par le digital. En résumé, les mauvaises pratiques ne sont plus tolérables et avec le net, tout se sait».

Une formation express en comm’. Conscients d’avoir acquis un pouvoir considérable sur le monde du travail, les sites de cybersolidarité affirment pour leur part ne pas chercher à mettre forcément au ban les entreprises, mais simplement vouloir être des accélérateurs de la défense de tous les droits. Mais leur savoir- faire inédit et branché donne inévitablement du fil à retordre aux chefs d’entreprise. Ainsi la plateforme d’hébergement de pétitions Change.org – qui compte, parmi ses 90 millions d’utilisateurs, nombre de sections locales de syndicats mais aussi des confédérations, comme la CFDT qui vient d’y lancer une e-pétition contre les retards de versement de retraites – ne cache pas qu’elle fait tout pour que ces pétitions fassent le buzz sur internet. « Nous voulons faire connaître les bonnes pratiques de communication à tout le monde, précise Benjamin des Gachons, le directeur France de la plateforme. Quand quelqu’un s’inscrit, on essaie de faire réfléchir cette personne au maximum, qu’elle se demande à qui elle doit envoyer sa pétition, à qui elle doit l’adresser… Des messages automatiques vont ensuite la stimuler régulièrement pour mieux diffuser sa pétition. L’idée de départ est qu’il n’y a pas de raison que les bonnes pratiques du lobbying soient réservées aux lobbyistes. Elles peuvent être appliquées aux campagnes citoyennes ». Quand une pétition est repérée par l’équipe de Change.org, son créateur reçoit même une sorte de formation express, comme ce fut le cas de Patricia Cordier, dont le fils, policier, a mis fin à ses jours. Cette femme, également épaulée par les syndicats, se battait pour que l’Etat réagisse sur ce sujet sensible et a lancé une pétition sur Change.org, qui a rassemblé plus de 100 000 signatures. «Nous l’avons contactée, conseillée sur le fond et la forme», se souvient Benjamin des Gachons, à l’heure où le combat de Patricia Cordier, depuis décédée, a enfin été entendu par le ministre de l’Intérieur qui a dévoilé fin janvier un plan anti-suicide dans la police.

Les entreprises peuvent répondre en direct. Tout ceci ne signifie cependant pas qu’entreprises et politiques n’ont pas leur mot à dire sur cette plateforme. Depuis un an, un outil décideur est proposé aux sociétés et à leurs PDG comme aux acteurs publics qui peuvent donc avoir un profil vérifié sur Change.org. Cette fonction, qui a déjà séduit LinkedIn, Ikea, Facebook ou encore Uber, permet au décideur d’être alerté quand une pétition le concernant est déposée et donne la possibilité d’y répondre. Cette réponse, qu’elle soit favorable ou modérée (quand une société fait notamment le choix d’expliquer pourquoi elle ne répondra pas favorablement à une demande) est automatiquement envoyée à tous les signataires de la pétition. « Cela prouve que notre démarche n’est pas seulement l’affrontement et l’indignation mais aussi le dialogue. Notre seul objectif est le changement », rappelle Benjamin des Gachons. Autre fonction étonnante de ce site, Change.org propose depuis 2010 des services de campagnes sponsorisées payantes. L’idée étant de donner la possibilité aux syndicats ou ONG de construire une base militante. Les utilisateurs du site reçoivent, s’ils sont d’accord, des propositions de campagne sponsorisée en lien avec leurs préoccupations. «Cela permet de recruter des dizaines de milliers de sympathisants et de construire sa future génération de militants-donateurs. Il y a un vrai retour sur investissement car 10-15% de ceux qui s’engagent vont ensuite accepter des prélèvements automatiques», assure Benjamin des Gachons. Aucun syndicat n’a encore fait cette démarche en France, mais aux Etats-Unis, un syndicat a par exemple mené une campagne sponsorisée sur la question du chômage des jeunes.

Des groupes de salariés non syndiqués aux USA. Si cette approche totalement virtuelle ne fonctionne pour l’instant qu’outre-Atlantique, c’est certainement parce que l’usage d’internet y est beaucoup plus généralisé et est déjà devenu une voie alternative au syndicat, comme le prouve l’existence du groupe de salariés Our Walmart qui a récemment obtenu une augmentation du salaire minimum (v. dépêche n°8911). « Je ne sais pas ce qu’on aurait fait sans internet et Facebook, constate Barbara Gertz, qui travaille de nuit à Denver pour cette chaîne de grande distribution et s’occupe des questions de sécurité et santé pour Our Walmart. Le petit groupe qui a fondé notre mouvement voulait au départ créer un syndicat mais cela n’a pas marché et ils se sont dit «Que peut-on faire d’autre ? Et si c’était juste un groupe de travailleurs défendant leurs droits ?». Le challenge étant que nous étions tous dispersés alors nous avons créé une page Facebook pour chaque ville et d’autres groupes spécifiques. Comme ça, les salariés peuvent écrire directement, nous pouvons répondre et communiquer sur les éventuels rassemblements. Désormais, nous allons aussi nous servir de ces pages pour diffuser chaque semaine des indications sur la sécurité au travail afin d’éduquer les employés, de leur faire connaître leurs droits. Bien sûr, les syndicats sont derrière nos mobilisations, ils s’assurent que nous avons les ressources nécessaires pour affronter nos employeurs. Mais notre difficulté est justement d’expliquer aux salariés que nous ne sommes pas un syndicat car ils ont peur des syndicats et parfois ne veulent pas nous rejoindre à cause de cela ».

Preuve encore une fois que la cybersolidarité, plus anonyme, plus directe et plus facilement massive, est réellement en train de modifier le monde des relations sociales et de s’inscrire comme un nouvel acteur majeur que les employeurs ne peuvent plus ignorer.

Article de Jessica Agache-Gorse sur Planet Labor, 13 avril 2015, N°9017, www.planetlabor.com