Un an après l’effondrement d’une usine au Bangladesh, les choses avancent mais…


Depuis l’effondrement dramatique du Rana Plaza, un constat : la mort des 1.135 employé(e)s de cette usine de textile n’aura pas été sans conséquences. Le tableau n’est pas parfait mais que de chemin parcouru !

L’accord du 13 mai 2013 sur la sécurité incendie et la sécurité des bâtiments au Bangladesh, signé par plus de 150 marques de plus de 20 pays, deux syndicats internationaux (IndustriALL et UNI), des syndicats locaux et plusieurs ONG (Clean Clothes Campaign, etc.), le tout sous l’égide de l’OIT, commence à produire ses effets, ce dont il faut se féliciter.

La transparence est en marche

Les premières inspections ont entraîné la semaine dernière l’évacuation de deux immeubles abritant plusieurs ateliers employant plus de 3.000 personnes. Pendant cette période de chômage technique, les employeurs se sont engagés à payer les salaires. Tous ne l’ont pas fait.

Aux termes de l’accord, les marques signataires se sont engagées à maintenir des relations d’affaires avec les sous-traitants jouant le jeu de la mise en conformité et ce, pendant les deux premières années de mise en œuvre de l’accord. Toute la liste des usines visées par l’accord est en ligne, avec des informations sur leur localisation, le nombre de salariés, etc. À ce jour, dix usines ont été auditées et les résultats des audits ont été rendus publics.

La transparence est donc en marche, même si la liste des donneurs d’ordre, elle, n’est pas à l’ordre du jour… Il semble que les questions de réputation freinent encore les démarches de progrès, alors qu’en fait, le silence fragilise les marques.

De février à septembre 2014, 38 équipes d’ingénieurs internationaux et bangladais spécialisés en sécurité incendie, électricité et structures auront inspecté 1.500 usines. Pour quels résultats concrets ?

La sécurité des bâtiments, la protection anti-incendie, c’est une chose mais quid des conditions de travail, horaires, salaires, etc. Depuis l’adoption par le Bangladesh de règles de représentation du personnel en juillet 2013, 40.000 salariés ont été formés à l’activité syndicale avec l’aide des organisations syndicales internationales (IndustriALL).

L’indemnisation des victimes au point mort

Si le chantier sur la sécurité et la protection des droits des travailleurs est immense et à l’œuvre, le volet indemnisation lui, n’avance pas.

Plus de 150 marques ont signé le premier, seulement 10 le second. Chercher l’erreur ! Le décalage est si criant que dans un communiqué de presse du 7 mars 2014, les instances exécutives de l’Accord sur la sécurité ont appelé toutes les entreprises à contribuer au fond d’indemnisation créé en vue de venir en aide aux victimes.

Comme si les deux accords n’étaient pas liés par un but commun, réparer les dommages et construire l’avenir. Comme si la douleur et l’avenir des familles de victimes, des survivant(e)s, n’avait pas la même importance que la réhabilitation de l’outil de travail. Il semblerait que mobiliser 800 millions d’euros nécessaires à la restructuration du secteur soit plus aisé que de réunir les 40 millions de dollars d’indemnisations évalués selon le barème de l’OIT.

Indemniser c’est reconnaître sa responsabilité

Il est facile d’identifier les raisons d’une telle inertie. Aux yeux des entreprises, indemniser, c’est reconnaître une responsabilité. Le fond créé est pourtant clair en précisant que toute donation est volontaire, exprime le soutien du donateur aux victimes et n’implique aucune responsabilité juridique de sa part. Les questions d’image sont encore un frein à l’empathie alors que c’est la solidarité de l’ensemble du secteur qui devrait être mobilisée, quelles que soient les responsabilités de chacun.

En fond d’écran de ces chantiers, c’est aussi l’évolution des pratiques des donneurs d’ordre qui est décisive. Elle questionne le modèle même d’une filière basée sur des rythmes de collection et des politiques de prix bas qui ont contribué à la mise sous pression de sous-traitants.

Si plusieurs acteurs ont pris des dispositions depuis le drame (audit complet de leurs fournisseurs et sous-traitants, révision des procédures de vérification, etc), leur pérennisation et leur diffusion nécessitent des ruptures.

L’achat, au centre de la question

Le rapport publié le 2 décembre par le PCN français a fait plusieurs recommandations dont les acteurs doivent s’emparer. Parmi elles, certaines touchent des points sensibles : les conditions d’achat, question essentielle qui engage la responsabilité, les droits et les devoirs de chacun dans les relations d’affaires. Et, comme le précise ce rapport riche en orientations positives, tous les secteurs sont susceptibles de s’inspirer de ces réflexions et recommandations. L’avenir nous dira quels sont ceux qui souhaitent jouer pleinement la carte du développement durable.

Aujourd’hui encore, la responsabilité des consommateurs est un levier au centre du jeu. Entre les enjeux de pouvoir d’achat, de manque d’informations sur la qualité sociale et environnementale des produits et les habitudes d’achats installées par le phénomène de fast fashion, comment changer la donne ? Pourquoi même s’atteler à ce chantier ? Pourquoi renoncer à cette offre de mode renouvelée et abordable ?

Les marques doivent pourtant s’engager dans cette démarche, accompagnées par une société civile qui est la plus à même de faire passer ces messages aux consommateurs. Certaines, comme Veja ou Ekyog, prouvent depuis dix ans que l’on peut faire autrement. Mais nous sommes encore loin d’une prise de conscience généralisée. Certains ont même choisi d’installer leur production en Éthiopie, où la main-d’œuvre est quatre fois moins chère qu’en Chine.

Culpabiliser les acheteurs est inutile

Éviter de contribuer à l’exploitation d’ouvriers du textile ? La culpabilisation ne marche pas, les victimes sont trop lointaines, invisibles, inaudibles en dehors des pop-up médiatiques comme ce premier anniversaire !

Contribuer à relocaliser des emplois plus près de nous ? Pas demain la veille, tout le monde n’a pas l’engagement et la liberté d’Agnès B. Et cela risquerait de mettre à mal une industrie qui emploie au Bangladesh plus de quatre millions de personnes.

Sortir de ces débats passera par un dialogue dépassionné entre les différents acteurs. Pour les ONG, admettre l’existence d’avancées n’est pas un renoncement ! Les stratégies d’influence des différentes parties doivent trouver un terrain commun sans lequel chacun restera dans sa posture, entretenant une inertie inacceptable.

En revanche, gare aux marques qui ne jouent pas le jeu ou prétendent à tort avoir fait leur mue vers une mode éco-responsable affichée dans des campagnes publicitaires criantes.

La passivité des consommateurs n’est pas bonne conseillère. Entre la class-action à la française et la violation de codes de conduite qui peut mener devant le tribunal (à l’instar du dossier Samsung). Nous sommes en pleines mutations normatives développant pour les acteurs de nouveaux risques juridiques, sociétaux et réputationnels qu’il convient de préparer.

Pierre-Samuel Guedj


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Crédit photo : Mehdi Hasan Khan